Adapter les ouvrages maritimes à l’élévation du niveau de la mer
Consécutif au changement climatique, l’élévation du niveau de la mer s’est accélérée au cours du siècle dernier. Pour le profane, ces quelques millimètres de hausse annuelle peuvent paraître insignifiants, mais ils conduiront inéluctablement, d’ici la fin du XXIe siècle, à un relèvement marin de plusieurs décimètres. Celui-ci aggravera l’érosion, les inondations et les submersions, accentuant la menace qui pèse déjà sur les populations et infrastructures, toujours plus nombreuses dans les zones littorales et maritimes.
Intégrer aux mieux ce relèvement de l’océan dans la conception des aménagements, notamment des ouvrages de protection, nécessite le déploiement de nouvelles approches et méthodologies, comme l’explique Franck Mazas, spécialiste en océano-météorologie au sein de l’équipe maritime et littorale d’Artelia.
En quoi consiste cette élévation du niveau de la mer et pourquoi s’accélère-t-elle ?
Le changement climatique provoque à la fois le réchauffement des eaux marines de surface, donc leur dilatation, et la fonte des réserves continentales d’eau douce (glaciers, calottes polaires). Ces deux phénomènes cumulés entraînent l’élévation du niveau de la mer. Au XXe siècle, celle-ci restait limitée à 1 ou 2 mm par an, mais elle atteint désormais 4 à 5 mm chaque année. Du fait de l’inertie du système climatique, cette élévation va se poursuivre. Seule son ampleur est incertaine. Elle variera en fonction des réductions d’émissions de gaz à effet de serre que l’humanité réussira à mettre en œuvre.
Aujourd’hui, les scientifiques estiment que l’élévation de la mer atteindra probablement 50 à 60 centimètres à la fin du siècle, mais elle pourrait, dans les pires scénarios, dépasser un mètre, avec une accélération marquée après 2050.
Quels sont les principaux risques liés à ce phénomène ?
L’élévation marine accentue les risques d’inondation, modifie l’écoulement des fleuves et la dynamique hydrosédimentaire des estuaires, et a un effet direct d’aggravation des submersions lors des tempêtes. En outre, elle favorise la propagation des vagues qui déferlent plus loin et attaquent plus facilement la côte, même en conditions météorologiques normales. Ce déferlement favorise l’érosion des littoraux tant sableux que rocheux. L’élévation peut aussi provoquer une salinisation des terres et des réserves d’eau douce littorales. Elle augmente la pression sur tous les aménagements littoraux. D’après les évaluations actuelles, l’élévation du niveau de la mer pourrait affecter près d’un milliard d’individus et engendrer des dégâts évalués à plus de 10 % du PIB mondial d’ici la fin du siècle.
Comment s’adapter à cet accroissement des risques ?
L’adaptation au changement climatique des zones littorales est un sujet qui devient crucial et fait l’objet de stratégies nationales. Il existe plusieurs possibilités. La première est l’approche « traditionnelle » qui consiste à protéger encore plus, en rehaussant les ouvrages et en les rendant à même de supporter des conditions plus pénalisantes. Parallèlement, le recours à des solutions basées sur la nature s’amplifie. Elles consistent à donner plus d’espace à la mer et aux fleuves dans les zones estuariennes, en acceptant par exemple de démanteler des polders et de préserver ou restaurer des mangroves. D’autres mesures d’accommodation peuvent être prises (construction sur pilotis, drainage/pompage…). Et, dans certains cas, il faut envisager le retrait, car les humains ont beaucoup construit dans des zones qui vont devenir inhabitables. Il s’agit de décisions politiques qui impliquent de reloger les habitants.
Artelia intervient régulièrement sur des projets d’adaptation au changement climatique de zones littorales, en analysant leurs vulnérabilités au regard des évolutions en cours et en mettant œuvre les solutions les plus adaptées. Très souvent, par exemple pour l’aménagement durable de la baie de Somme (France) ou la stabilisation de la passe à marée du Grand-Lahou (Côte d’Ivoire), il s’agit de combiner plusieurs solutions à l’échelle d’un même territoire. Les situations sont parfois très complexes, comme à Mayotte où, dans le cadre de la protection d’une partie du littoral et de la construction de la gare maritime de Petite Terre, nous devons tenir à compte à la fois de l’élévation du niveau de la mer, de l’enfoncement du sol et de l’étroitesse de la frange littorale.
Quel impact a cette élévation sur la manière de concevoir les ouvrages maritime ?
Ces ouvrages sont appelés à durer plusieurs décennies, voire un siècle pour certains, et vont être très significativement affectés par l’élévation du niveau de la mer, en particulier à la fin de leur durée de vie. Pour la sécurité des personnes et des biens, nous devons donc impérativement intégrer ce phénomène dans leur dimensionnement.
Jusque-là, le régime des niveaux de mer, de houle et de vent était considéré comme constant lorsqu’il s’agissait d’évaluer les aléas sur des probabilités d’occurrence de 1 à 2 % chaque année (période de retour de 50 à 100 ans) et de dimensionner en conséquence les ouvrages maritimes. Artelia a depuis longtemps développé des méthodes probabilistes pour déterminer les niveaux de mer et de vagues associées susceptibles de mettre à mal la stabilité d’un ouvrage ou de générer des franchissements.
Nous utilisons toujours ces méthodes, mais en les faisant évoluer, car il faut désormais prendre en compte que les conditions d’exploitation de l’ouvrage vont devenir, d’année en année, plus pénalisantes, rendant ainsi les probabilités de dépassement ou de dommages plus élevées et leur période de retour plus réduite.
Que propose plus précisément Artelia en matière d’évolution méthodologique ?
Face à l’élévation du niveau de la mer, le plus simple consiste à prendre comme référence la situation à la fin de la durée de vie de l’ouvrage. Par exemple, si l’on considère que le niveau d’élévation de la mer sera de 60 cm dans 100 ans (l’un des scénarios intermédiaires proposés par le Giec), alors on applique un relèvement correspondant à l’ouvrage. Mais cette approche signifie que durant l’essentiel de sa durée de vie, l’ouvrage sera surdimensionné avec toutes les problématiques associées de consommation de matériaux, de surcoût économique, d’empreinte environnementale et paysagère…
C’est pour éviter ce surdimensionnement systématique, difficilement tenable, que nous avons développé une nouvelle approche qui consiste à évaluer plus finement l’évolution des conditions météo-océaniques, année après année, afin d’optimiser le dimensionnement des ouvrages en fonction des risques associés. Nous partons d’un scénario climatique donné et nous calculons les décalages de probabilité afin de déterminer une valeur intermédiaire de remontée. Celle-ci nous permet ensuite de dimensionner l’ouvrage, en restant à un niveau de risque équivalent à celui qui était accepté jusque-là.
Comment cette méthode a-t-elle été développée ?
Son développement est le fruit d’une longue pratique de recherche au sein du Groupe Artelia, nourrie par des échanges réguliers avec le monde scientifique académique et par les projets de nos clients. Cette dynamique a abouti à une thèse sur travaux en 2017 qui a permis de déterminer les combinaisons houle/niveaux d’eau à considérer pour le dimensionnement des ouvrages, avec une première application concrète pour l’extension du port de La Cotinière en 2018. Ensuite, à l’occasion de la construction d’un terminal supplémentaire dans le port d’Abu Dhabi, nous avons de nouveau utilisé cette méthode afin d’intégrer l’élévation de la mer dans le dimensionnement des ouvrages de protection, mais aussi des quais. Surdimensionner ceux-ci, pour tenir compte d’un niveau de mer probable dans 100 ans, posait différents problèmes, notamment d’exploitation. Nous avons donc affiné nos méthodes de calcul. L’altimétrie des quais a finalement été déterminée par cette méthodologie.
Est-ce que vous l’utilisez couramment aujourd’hui ?
Nous la mettons en œuvre dans plusieurs projets. À Malte par exemple, pour la protection du port de La Valette, un site classé au patrimoine de l’UNESCO, nous avons pu proposer des ouvrages de protection et de dissipation affleurants. Cette méthode nous a permis de trouver le meilleur compromis entre efficacité hydraulique et réduction de l’empreinte visuelle. Nous l’utilisons aussi actuellement pour étudier la restauration d’un autre site emblématique, le fort Boyard en France. C’est un projet piloté par le département de Charente-Maritime qui vise à rebâtir l’éperon de protection situé à l’avant du fort et les ouvrages d’accostage à l’arrière.
Cette nouvelle méthodologie, qui consiste à évaluer les aléas sur toute la durée de vie d’un ouvrage, offre un autre avantage. Elle permet d’envisager des structures adaptatives (quais en escalier, murs de couronnement rehaussables…) qui peuvent facilement être reprises et adaptées au fur et à mesure de l’élévation du niveau de la mer.
Rédigé par Eric Robert, publié le 09juin 2024.