Décarboner
l’industrie

La demande de biens, d’équipements et d’énergie augmente au rythme de la croissance démographique planétaire et de l’aspiration d’une majorité des populations à accéder à un niveau de service et de confort élevé. Cette demande est satisfaite par un système productif industrialisé et mondialisé qui repose en grande partie sur les hydrocarbures et le charbon.

L’industrie est par conséquent, au niveau mondial, l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre (GES), et, à ce titre, l’un des secteurs ciblés par les politiques publiques visant à réduire l’empreinte carbone des activités humaines. L’industrie doit relever un double défi : décarboner ses processus de production et faire évoluer les fabrications vers des produits bas carbone capables de contribuer à une réduction globale des émissions.

Romain Allais, l’un des spécialistes d’Artelia en décarbonation industrielle, présente les différents leviers actuellement actionnés ou envisagés pour conduire ce changement.

Quel volume représentent les émissions de GES du secteur industriel et comment se décomposent-elles ?

L’Agence internationale de l’énergie estime qu’en 2022, au niveau mondial, l’industrie a émis 9,15 Gt équiv. CO2, ce qui la place en seconde position, derrière la production d’électricité et de chaleur (14,65 Gt équiv. CO2) et devant le transport (8 Gt équiv. CO2) . Ces émissions industrielles sont dues pour partie à la consommation d’énergie et pour partie à l’utilisation de produits carbonés dans les processus de fabrication. L’industrie dite « lourde » (sidérurgie, chimie, matériaux de construction…), qui fabrique les produits de base dont dépendent toutes les autres fabrications et activités, est responsable de la grande majorité des émissions de GES du secteur . Certaines activités comme la production d’acier, de ciment, d’engrais azotés et de produits pétrochimiques sont particulièrement émettrices. Les GES produits sont essentiellement du dioxyde de carbone (CO2), mais aussi, dans une moindre proportion, du méthane (CH4), des gaz fluorés et du protoxyde d’azote (N2O).

Comment cette décarbonation est-elle appréhendée actuellement ?

Cela dépend beaucoup de la région du monde considérée. Il y a tout d’abord une pression règlementaire. En Europe, elle est déjà très marquée et la taxation du carbone va se durcir, ce qui n’est pas encore significativement le cas par exemple aux États-Unis ou en Chine. L’autre paramètre prégnant est l’augmentation du coût des hydrocarbures, qui a été particulièrement marquée en Europe, mais qui concerne toute la planète. Elle pousse les industriels à nettement plus s’intéresser aux énergies alternatives, à l’électrification et à l’amélioration de l’efficacité énergétique de leurs productions. Il y a aussi une prise de conscience des risques liés au changement climatique qui incite à opérer des transformations. Les questions d’image ont également une importance croissante. La pression de l’opinion publique en faveur de la préservation de l’environnement et du climat encourage les entreprises à évaluer et réduire leurs émissions. L’industrie a une double responsabilité à ce sujet. Elle doit diminuer sa propre empreinte, tout en proposant à tous les autres secteurs d’activités des produits bas carbone à même de les aider dans leurs efforts de décarbonation.

Où en sommes-nous en matière d’évaluation de l’empreinte carbone ?

Il est encore difficile, voire impossible, de le faire systématiquement et avec précision, mais nous progressons. Des bases de données adaptées commencent à être disponibles, mentionnant l’empreinte carbone de chaque produit (en fonction de différents paramètres, comme les lieux de production…). Il est donc possible de dire : si j’utilise 50 m de ce tuyau, telle quantité de ce béton ou ce type de charpente métallique, voici l’empreinte globale de mon aménagement. Ce calcul devient beaucoup plus délicat pour les équipements complexes, une pompe par exemple, comprenant de multiples composants.

C’est un sujet sur lequel nous travaillons beaucoup chez Artelia, car nos clients ont de plus en plus besoin d’avoir des données fiables en matière de décarbonation. Notre ambition est, en étroite collaboration avec eux, de mesurer les émissions, en prenant en compte l’ensemble du cycle de vie d’un aménagement : investissement initial (capex), exploitation (opex) et après première vie de l’installation. Nous avons développé une méthodologie d’écoconception pour sensibiliser et accompagner les industriels sur ces sujets, les aider à identifier les gains possibles, auxquels ils ne pensent pas toujours, et à actionner les bons leviers. Nous intervenons en conception (intégrer un système de récupération de chaleur fatale…), mais aussi lors de la mise en œuvre du projet (choix des fournitures et prestataires selon leurs engagements en matière de réduction d’empreinte carbone…).

Quels sont les principaux leviers de la décarbonation industrielle ? Vous évoquiez la transformation des processus de production…

Améliorer les processus de production est dans l’ADN de l’industrie depuis toujours. Arriver à produire en grand volume, avec un haut niveau de qualité, en mobilisant le moins de ressources possible est une constante. La différence est que désormais, il faut aussi produire en émettant beaucoup moins de GES, ce qui impose des transformations drastiques. Il faut opérer des changements de matières premières, par exemple se passer du coke pour réduire le fer dans la fabrication d’acier ou limiter l’utilisation de clinker dans celle du ciment… L’utilisation d’hydrogène vert est envisagée pour décarboner certaines fabrications, sous réserve de réussir à le produire à des niveaux viables de coûts et d’émissions. Nous contribuons à des projets de ce type .

Dans le même temps, pour réduire les émissions associées à l’extraction de matières premières et à leur transformation en produit de base, il faut développer le recyclage ou, mieux encore, le réemploi après transformation. Cela se pratique de plus en plus pour la ferraille, les huiles usagées, le plastique… ce qui conduit à la création d’usines dédiées ou à la reconversion de sites industriels. Nous avons par exemple contribué à la reconversion de la raffinerie TotalEnergies de Grandpuits en un site comprenant une fabrication de carburant durable pour l’aviation (CAD) et une unité de recyclage de plastique par pyrolyse. Nous avons géré l’intégration de cette unité qui permet de revenir aux produits de base (éthylène, propylène…) et de les repolymériser afin de recréer du plastique à partir de plastique et non de pétrole.

Concernant le volet énergétique, quelles sont les possibilités ?

Il existe plusieurs moyens d’action. Le premier consiste à remplacer le charbon et les hydrocarbures par des sources d’énergies renouvelables ou bas carbone (solaire, éolien, hydraulique, géothermie, biomasse et bien évidemment nucléaire) pour produire l’électricité et la chaleur nécessaires aux fabrications. C’est l’un des domaines de prédilection d’Artelia qui étudie, pilote ou participe à la réalisation de toutes ces catégories d’installations : centrales hydroélectriques, éolien onshore et offshore, installations photovoltaïques, chaudières biomasse, système géothermique de surface, installations nucléaires incluant les cycles amont et aval. Ce changement de source d’énergie s’accompagne souvent d’une électrification accrue des infrastructures de production.

Un autre levier très important est l’efficacité énergétique, qui consiste à rendre le même service en consommant moins d’énergie. Cela inclut la récupération d’énergie fatale, un levier de progrès très important dans l’industrie où beaucoup de chaleur est dissipée au fil des processus de fabrication. Nous intervenons actuellement sur un projet en Allemagne qui consiste à créer une boucle de récupération de chaleur sur dix unités de raffinerie, puis de valoriser cette chaleur, jusque-là perdue, en l’acheminant jusqu’au réseau de chauffage urbain de la ville voisine. Cet apport peut couvrir près de 25 % des besoins en hivers et 100 % en été, économisant d’autant les autres carburants utilisés. Dans un registre similaire, nous intervenons actuellement sur des projets de récupération et de valorisation de gaz torchés, notamment pour Friedlander en Angola.

Comment s’intègrent les technologies CCUS (capture, stockage et réutilisation du carbone) dans ces stratégies de décarbonation ?

C’est un autre levier en plein essor, dans lequel le secteur industriel investit beaucoup. Le principe le plus mature actuellement est de capter le carbone dans les fumées de combustion, pour pouvoir ensuite le stocker, par exemple dans des puits pétroliers désaffectés, ou le réutiliser, en le combinant notamment à de l’hydrogène pour produire des gaz et des carburants de synthèse. De nombreux projets sont en cours de développement, en particulier aux États-Unis où les autorités subventionnent ce type d’investissements industriels.

En France, nous avons accompagné Axens dans son projet DMX Dunkerque, un démonstrateur destiné à capter le carbone des fumées d’aciéries. Il a été installé sur un site sidérurgique français d’ArcelorMittal et fonctionne depuis quelques mois avec succès. Nous avons assuré la conception du module industriel (tuyauterie, charpente, instrumentation…). Au-delà de la captation elle-même, nous travaillons pour des compagnies gazières sur des installations de stockage et de liquéfaction/gazéification, mais aussi sur les infrastructures maritimes associées (terminaux GNL, FSRU…). Nous pouvons ainsi intervenir à différents niveaux des projets CCUS.

Quel est l’avenir de la décarbonation selon vous ?

Ces technologies CCUS et la réutilisation du carbone contenu dans les plastiques, les huiles, les végétaux sont probablement une évolution majeure, car cela permet de fabriquer des produits carbonés, très souvent indispensables, dans le cadre d’un « cycle du carbone » et non depuis un carbone fossile, donc avec une empreinte CO2 globalement neutre. L’une des forces de notre Groupe est de maîtriser un large panel de disciplines susceptibles de contribuer à tous ces futurs projets.

La décarbonation de l’industrie et la transition énergétique associée sont indispensables et s’inscrivent dans un temps long. Elles demanderont beaucoup d’investissements avec la nécessité de maîtriser les coûts des produits finis et de l’énergie mobilisée.

Rédigé par Eric Robert, publié le 06 mai 2024.